Dimanche 27 février, la menace nucléaire refait surface. À la télévision russe, Vladimir Poutine annonce « mettre les forces de dissuasion de l’armée en régime spécial d’alerte au combat ». 77 ans après Hiroshima, le grand public redécouvre la peur de la bombe atomique. Si elle est considérée comme une arme de dissuasion, le scénario du basculement dans une troisième guerre mondiale inquiète. Deux mois plus tard, la menace n’est pas retombée. Le 27 avril, il confirme : « Si quelqu’un veut se mêler à ces événements en créant pour la Russie des menaces stratégiques inacceptables, il doit savoir que notre réponse sera immédiate, rapide et notre riposte foudroyante ». La doctrine stratégique de Vladimir Poutine a-t-elle plongé le monde dans une nouvelle ère nucléaire ?

L’arme atomique en chiffres : une tendance au désarmement ?

À ce jour, 9 pays sont dotés de l’arme nucléaire dans le monde. Il y a d’abord les 5 puissances nucléaires de la guerre froide : les États-Unis, la Russie, la Chine, le Royaume-Uni et la France. À noter que depuis le Brexit, la France est la seule puissance nucléaire de l’Union Européenne. L’Inde, le Pakistan et la Corée du Nord ont reconnu avoir développé leur arsenal depuis la fin de la guerre froide. Israël est le neuvième pays doté, mais n’a jamais reconnu officiellement détenir l’arme. Dans ce cadre, tous les états ne communiquent pas de manière transparente sur leurs possessions. Les arsenaux sont estimés par la Federation of American Scientist (FAS). Cette dernière prend en compte l’existence potentielle d’arsenaux inconnus. 

Le stock d’armes nucléaires est réparti de façon inégale dans le monde. Moins de 10 pays en sont dotés. L’atome est ainsi absent du continent Africain, de l’Amérique latine et de l’Océanie. Pourtant, la totalité de la surface du globe est « à portée de missile ». Au sein des pays dotés, les inégalités sont aussi marquées. La Russie et les États-Unis possèdent à eux seuls 90% du stock mondial. Ils sont dotés de la triade nucléaire. Autrement dit, ils sont capables de lancer une attaque à la fois depuis la mer, la terre et les airs. Cependant, même la plus petite arme nucléaire renferme un pouvoir de destruction massif. 

Par ailleurs, des pays non dotés sont concernés par la question atomique. À travers l’OTAN, certains hébergent des armes gérées par les américains directement sur leurs sols. C’est le cas de l’Allemagne, l’Italie, la Belgique, les Pays-Bas et la Turquie.  D’autres ont pu être concernés à certains moments parce qu’ils envisageaient un programme nucléaire. C’est le cas du Brésil, de l’Argentine, de l’Algérie, la Libye, l’Afrique du Sud, la Syrie, l’Irak, la Suède, la Suisse, l’Australie, l’Indonésie, le Kazakhstan, la Biélorussie, et bien sûr l’Ukraine. De cette manière, l’arme nucléaire est l’affaire de tous. 

Dans ce contexte, la question de la non-prolifération est centrale. Dès les années 1960, des accords internationaux permettent de limiter l’accroissement du nombre de pays dotés. En 1970, l’entrée en vigueur du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TPN) limite à 5 le nombre de pays autorisés à posséder l’atome. C’est en partie pour cette raison que beaucoup de pays signataires ont abandonné leurs programmes. Mais d’autres n’adhèrent pas à ce traité, ce qui en limite les effets. L’Inde, le Pakistan, le Soudan du Sud et Israël en sont absents. La Corée du Nord s’est retirée en 2003. L’Iran et la Birmanie sont enfin soupçonnés de mener des programmes nucléaires clandestins, alors même qu’ils adhèrent au traité. 

Tous les États dotés d’armes nucléaires ont entamé des programmes d’extension de la durée de vie, voire d’augmentation de la taille (Royaume-Uni, Russie, Inde, Pakistan, Chine, Corée du Nord) ou de la capacité de destruction de leurs arsenaux

Benoît Pelopidas

Depuis la chute de l’Union Soviétique, la tendance est au désarmement. Les traités de non-prolifération prévoient la réduction progressive des arsenaux russes et américains dès les années 70. Peu à peu, d’autres pays s’engagent à se désarmer. En 1992, c’est le cas de la France. Mais, cette diminution des stocks est trompeuse. En parallèle, la modernisation des arsenaux nucléaires encourage une autre forme de prolifération. « Tous les États dotés d’armes nucléaires ont entamé des programmes d’extension de la durée de vie, voire d’augmentation de la taille (Royaume-Uni, Russie, Inde, Pakistan, Chine, Corée du Nord) ou de la capacité de destruction de leurs arsenaux » selon Benoît Pelopidas,  fondateur du programme d’étude des savoirs nucléaires Nuclear Knowledges. Cette modernisation implique un changement de nature des armes nucléaires. Aujourd’hui, même la plus faible pourrait représenter une capacité de destruction plusieurs fois supérieure à Hiroshima. En dépit du désarmement, le risque est finalement plus élevé que pendant la guerre froide.

De la non-prolifération à la course à l’armement

En 2009, le tir d’une fusée longue portée par la Corée du Nord inquiète l’Amérique. Dans la Déclaration de Prague, Barack Obama milite alors pour un monde sans armes nucléaires : « Cette provocation prouve qu’il faut agir, et pas seulement cet après-midi à l’ONU. Les règles doivent être respectées, les violations doivent être punies. Les mots ont un sens. Le monde entier doit s’élever contre la prolifération des armes nucléaires. Aujourd’hui, je le déclare clairement et avec conviction : les États-Unis vont œuvrer pour la paix et la sécurité, dans un monde sans armes nucléaires. » Ironie du sort, il signait en parallèle une phase de modernisation de la triade comptant 1 200 milliards de dollars sur 30 ans. Il est le président de la plus importante augmentation budgétaire pour les armes nucléaires de l’histoire des États-Unis. 

Une guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne doit jamais être menée.

Déclaration signée par la France, le Royaume-Uni, les États-Unis, la Chine, et la Russie.

On perçoit alors clairement l’existence d’un hiatus entre la communication et la nécessité de posséder un arsenal crédible. Les puissances mènent une forme de double jeu. À la fois, elles doivent impérativement éviter une escalade nucléaire. La guerre qui en résulterait pourrait annihiler toute forme de vie sur Terre.  Le discours et les accords de non-prolifération sont ainsi indispensables. En janvier 2022, la Chine s’y engage de nouveau aux côtés de la France, la Russie, le Royaume-Uni et les États-Unis, affirmant dans une déclaration conjointe « qu’une guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne doit jamais être menée. » Mais, dans le même temps, le fait que des ennemis historiques possèdent l’arme les pousse à maintenir un arsenal crédible. La modernisation de l’un entraîne celle de l’autre. Dans ce cadre, la Russie a récemment mis en avant son nouveau missile balistique intercontinental : le Sarmat, surnommé Satan 2. Capable de contenir jusqu’à 12 têtes nucléaires, c’est le plus gros missile jamais conçu. Il pourrait atteindre Londres en seulement 6 minutes. Alors, la course à l’armement est relancée. 

Ce contexte ne se limite plus aux acteurs de la guerre froide. En août 2021, Charles Richard, commandant du United States Strategic Command, confiait : « Nous assistons à une percée nucléaire de la Chine. La croissance et la modernisation explosive de ces armes nucléaires conventionnelles nous laisse sans voix. » La Chine n’est dotée « que » du troisième arsenal nucléaire mondial, loin derrière les États-Unis et la Russie. Cependant, la politique chinoise est extrêmement opaque. Les institutions internationales mettent en garde face à la méconnaissance de la réalité de son arsenal. On observe une intensification à la fois quantitative et qualitative de ce dernier, sans pouvoir en prendre pleinement la mesure. Dans ce cadre, la rivalité avec les États-Unis est déterminante. Cette rivalité s’exerce dans tous les domaines, mais trouve son point d’exergue dans les domaines technologiques et militaires. La Chine s’adapte au développement des programmes défensifs américains, notamment en termes de boucliers anti-missiles et de forces conventionnelles à longue portée. En août 2021, elle effectue des tests de missiles hypersoniques de nouvelle génération. Selon le Financial Times, l’évènement a surpris les renseignements américains. L’essai témoigne des progrès rapides de la Chine dans le domaine nucléaire. La trajectoire des missiles hypersoniques est difficile à anticiper, ce qui empêche l’adversaire de prévoir ou de se défendre de l’attaque. Selon les observateurs, ces armes pourraient être un moyen de percer les défenses antimissiles américaines. Dans cette course à l’armement, le risque d’escalade n’est jamais loin.

60 ans après les traités de non-prolifération, réguler l’atome reste ainsi une priorité absolue. Dans ce cadre, les accords de Vienne permettent de définir une nouvelle doctrine. Signés en 2015 entre l’Iran, les États-Unis, la Russie, la Chine et les pays de l’Union Européenne, ils ont pour but de contrôler le programme nucléaire iranien. Ils permettent la levée progressive des embargos mis en place contre l’Iran à partir de 1995, mais aussi la redéfinition d’une ligne internationale sur le nucléaire. Cependant, Donald Trump chamboule le processus en annonçant en mai 2018 le retrait des États-Unis. L’élection de Joe Bien donne lieu à de nouveaux accords, visant à un retour des américains. Fin février, à Vienne, un accord allait être signé. Le programme nucléaire iranien allait être strictement encadré, et les sanctions américaines définitivement levées. Pourtant, tout s’écroule lorsque l’un des signataires décide d’envahir l’Ukraine. Depuis, les discussions s’éternisent. Aucun accord n’a été signé. 

Ce que l’invasion russe change au contexte nucléaire

Le 27 février 2022, le monde se trouve en réalité déjà dans un équilibre nucléaire fragile. Le discours du désarmement l’emporte après la guerre froide, mais de nouvelles puissances atomiques naissent. Si le grand public occidental est frappé, ce n’est pas parce que la menace n’existait plus. Au contraire, elle était déjà plus importante que jamais. Mais pour les citoyens européens, la question de la couverture stratégique n’était plus qu’un arrière-fond historique. Selon Frédérick Lemarchand, directeur du centre de recherche des vulnérabilités. : « Depuis le début de la dissuasion nucléaire, on a produit un discours de rassurance fondée sur l’équilibre de la terreur. » Lorsque l’équilibre est brisé, la réalité de la menace refait surface. 

Depuis 1945, l’équilibre s’appelle « dissuasion ». Il est fondé sur la crainte réciproque de l’utilisation de la bombe atomique. La dissuasion repose sur 2 promesses : à la fois celle qu’une attaque est toujours possible, mais en même temps, qu’aucune puissance ne l’utilisera jamais en premier. Cette logique vise à empêcher l’adversaire d’agir, en lui promettant des représailles dévastatrices. La dissuasion est donc une doctrine défensive, censée éviter une escalade, et donc, une guerre nucléaire. 

La forme que prend la guerre d’invasion russe contre l’Ukraine est essentiellement dictée par la dissuasion nucléaire.

Benjamin Hautecouverture

Dans le cadre de l’invasion de l’Ukraine, Vladimir Poutine utilise bel et bien la dissuasion. En agitant la menace nucléaire, il dissuade les occidentaux d’intervenir dans le conflit. Il considère que ce seraient alors eux qui auraient attaqué en premier, en intervenant, et donc brisé l’équilibre nucléaire. Selon Benjamin Hautecouverture, maître de recherches à la Fondation pour la recherche stratégique  : « La forme que prend la guerre d’invasion russe contre l’Ukraine est essentiellement dictée par la dissuasion nucléaire. » Mais pour les occidentaux, l’inégalité du conflit change la donne. L’Ukraine ne dispose pas d’armes nucléaires, ne fait pas partie de l’alliance atlantique et ne dispose alors pas du parapluie nucléaire de l’OTAN. Pourtant, elle se trouve face à l’un des pays les plus nucléarisés au monde. Sous couvert de dissuasion, la Russie attaquerait alors un pays qui ne peut pas user de dissuasion en retour. En s’adressant directement aux occidentaux, elle enjambe l’Ukraine, qui n’est plus un interlocuteur dans ce domaine précis. Pourtant, c’est sur son sol que la guerre se joue. Ainsi, un discours antagoniste est né. La Russie invoque la dissuasion pour tenir à distance les États-Unis et l’Europe. Mais pour ces derniers, la dissuasion russe est un prétexte pour masquer une logique offensive. La question nucléaire permettrait de mener une attaque sans subir les sanctions internationales. La dissuasion devient alors une arme en soi. Elle n’est plus défensive, mais bien offensive. 

Une nouvelle ère nucléaire s’est ainsi ouverte en Ukraine. Selon Pierre Vandier, l’actuel chef d’état-major de la marine française « Plusieurs indices laissent penser que nous entrons dans une nouvelle ère, un troisième âge nucléaire, qui fait suite au premier, fondé sur la dissuasion mutuelle entre les Deux Grands, et au deuxième, qui a porté l’espoir d’une élimination totale et définitive des armes nucléaires après la fin de la guerre froide. » Ce troisième âge se caractérise alors par la possibilité inédite de l’utilisation de l’arme atomique de manière offensive. 

Nos forces nucléaires jouent un rôle dissuasif propre, notamment en Europe. Elles renforcent la sécurité de l’Europe, par leur existence même. À cet égard, elles ont une dimension entièrement européenne.

Emmanuel Macron

Ce nouvel équilibre pousse d’ores et déjà à une nécessaire adaptation des États. Alors que la guerre s’est invitée sur le Vieux Continent, la question d’une défense européenne commune refait surface. Au milieu des opinions divergentes, la France entend jouer un rôle supranational. Emmanuel Macron affirme alors « Nos forces nucléaires jouent un rôle dissuasif propre, notamment en Europe. Elles renforcent la sécurité de l’Europe, par leur existence même. À cet égard, elles ont une dimension entièrement européenne. » Face à la menace offensive, l’actuel président de l’Union Européenne propose ainsi la solution défensive. Si elle n’est pas retenue par les pays membres pour l’instant, la livraison d’armes à l’Ukraine pourrait précipiter les choses. Personne ne connaît le seuil à partir duquel Vladimir Poutine pourrait décider que son pays serait assez menacé pour lancer une attaque.

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