Rappel des faits

Tout part du 16 mars 2022, lorsqu’une enquête du Sénat s’inquiète du recours massif des pouvoirs publics à des cabinets de conseils au cours du quinquennat d’Emmanuel Macron. Les dépenses de l’État dans ce domaine s’élèvent ainsi à 2,4 milliards d’euros depuis 2018. 

Parmi les prestataires externes concernés, on retrouve ainsi la société de conseil américaine McKinsey. Plusieurs faits sont reprochés à l’entreprise américaine. Il y a d’abord un soupçon d’optimisation fiscale, qui aurait permis à la société d’esquiver le paiement de 10 années d’impôts sur les sociétés. Puis, sont mises en cause des prestations facturées très chères aux institutions publiques, pour des résultats jugés peu probants. On retrouve parmi les cas les plus cités : 558 000€ pour une « convention des managers de l’État » qui n’a pas eu lieu, ou encore 496 000€ pour une « prospective sur le métier d’enseignant » qui n’a pas abouti.

Finalement, les observations des sénateurs soulignent le rapport particulier de McKinsey avec certaines autorités publiques compétentes, tels que la Caisse nationale d’assurance-vieillesse, l’Inspection des finances, l’Inspection générale des affaires sociales…etc

Quelles interrogations sont nées au sein de l’opinion publique ?

« Je relève un manque de transparence qui mène à des dépenses incroyables. On est face à un système qui veut en finir avec notre fonction publique. Il y a une logique visant à substituer nos administrations par des cabinets de conseils. Nous sommes dans une situation dangereuse où les intérêts privés vont primer sur l’intérêt général, ce qui est une sacrée question politique. »

Dans une entrevue accordée au média Blast, Eliane Assassi, sénatrice PCF à l’origine de la commission d’enquête sur les cabinets-conseil, fustige une politique qui remplace les compétences de fonctionnaire compétent, au profit de consultants privés surpayés. Cette situation où le privé fait doublon au public a d’ores et déjà été constatée. En exemple, on peut citer cette récente révélation de L’Obs, qui montre que l’Élysée confit en 2019 une mission sur la petite enfance, à l’équipe du neuropsychiatre Boris Cyrulnik, et en même temps à un cabinet de conseil nommé Roland Berger.

Caisse nationale d’assurance-vieillesse (CNAV), dans le cadre de la réforme des retraites (avortée depuis). Et quand le directeur de la CNAV se dit très satisfait et avoir souhaité bénéficier du point de vue neutre et des recommandations d’un “opérateur-tiers”, beaucoup estime que la CNAV n’a pas besoin d’apport externe. C’est le cas de Romain Rivière, représentant CGT à la CNAV, comme pour Éliane Assassi, ces missions font de l’ombre à des administrations compétentes. En réalité, les institutions publiques disposent d’un vivier de fonctionnaires, parfaitement en état d’accomplir les missions données à ces cabinets. 

Le 24 mars, au plus gros moment de la polémique, l’ingénieur-vidéaste Defend Intelligence, ex-salarié d’une société de conseil, prévient sur Twitter :

Les antécédents entre McKinsey et Emmanuel Macron sont aussi mis en cause dans cette affaire. Dès avril 2016, au moment de la création du parti En Marche, des figures dirigeantes des cabinets Boston Consulting Group ou McKinsey se sont investis dans la campagne d’Emmanuel Macron, alors candidat à l’élection présidentielle de 2017. On y retrouve, entre autres, Guillaume Charlin, aujourd’hui numéro un de BCG France, ou encore Eric Hazan et Karim Tadjeddine, actuellement tous deux directeurs associés chez McKinsey France

Dans le monde politique, beaucoup soupçonnent ainsi un “favoritisme” dans l’attribution des missions à certains cabinets de conseil, tout comme le fait de déléguer à ces cabinets des sujets d’ordres stratégiques pour l’État. Alors que la France fait face à l’inédite crise de la Covid-19, McKinsey s’est occupé de la campagne vaccinale entre novembre 2020 et le 4 février 2022, remportant au total 11,63 millions d’euros. Au-delà de la réforme des retraites, des dossiers majeurs de l’exécutif, tels que la réforme de l’aide personnalisée au logement (APL) ou bien la réforme de l’assurance-chômage, ont également été sous-traités à McKinsey

Le rapport « Lobbying : l’épidémie cachée » publié en juin 2020 par l’Observatoire des multinationales, établit déjà un rapport entre “ l’Influence des lobbys et la mauvaise gestion de la crise”, ou encore “ les limites flagrantes des dispositifs actuels de transparence et d’encadrement du lobbying”. Ces allers-retours de plusieurs cadres du privée au public rendent ainsi flou la frontière entre le “conseil” et “l’influence” (lobbying). Toujours au micro de Blast, Éliane Assassi rappelle d’ailleurs que les fonctionnaires d’État ont le sens de l’intérêt général, contrairement aux cabinets privés, où prime le profit. 

Le recours au conseil est-il un problème ?

D’autres observateurs sont plus sceptiques quant au bien-fondé même de cette polémique. Matthieu Courtecuisse, président et fondateur du cabinet de conseil Sia Partners, estime auprès de l’Express qu’ »il faut relativiser les sommes en jeu, car elles sont bien inférieures à ce qui se pratique dans d’autres pays. 

« La polémique sur les missions confiée au cabinet américain montre une incompréhension abyssale du fonctionnement des organisations aujourd’hui […] le consulat étudie et préconise, il ne décide jamais […] Il (le secteur public) ne représente que 10% du marché de ce consulting en France […] C’est par ailleurs une pratique ancienne et non soudaine, son pic d’achat de conseil remontant aux années 2009-2010 [durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy] ». 

Sur les colonnes des Échos, l’économiste Jean-Charles Simon nuance l’apport de ces cabinets de consulting. 

En effet, le recours à du conseil n’est pas nouveau. C’est sous la présidentielle de Nicolas Sarkozy, qu’a été effectué la RGPP, pour révision générale des politiques publiques. Cette réforme implique un audit systématique des dépenses de l’État, en partie réalisé par des consultants externes tels que Accenture, Capgemini, Ernst & Young, McKinsey ou le Boston Consulting Group (BCG). C’est une période qui marque le début du recours régulier aux cabinets.

Aujourd’hui, la cible des critiques n’est pas tant le recours en lui-même à ces cabinets, mais plutôt leur recours excessif, ainsi que les manquements d’un cabinet comme McKinsey. Le recours, même excessif, aux cabinets privés n’est pas condamné pénalement, ni même assujetti à quelconque régulation. Ces commentaires appellent donc à questionner la nature “morale” ou “éthique” de cette pratique. déléguée interministérielle à l’intelligence économique, n’est pas contre un appui  “sur des sujets informatiques très pointus” ou encore sur des missions d’appui ponctuelles, sur des points techniques” mais pas au-delà. Même constat pour Éliane Assassi.

Dans le camp du candidat Macron, les soutiens se sont justifiés au tour-à-tour en plateaux.  Un argument utilisé dans la défense du gouvernement, est la part minime qu’occupe McKinsey au sein des dépenses de conseil de l’État. Selon les calculs du Sénat, McKinsey ne représente que 1 % de ces dépenses entre 2018 et 2020, derrière Capgemini (5 %), ou bien Eurogroup (10 %). Le 27 mars dernier, le candidat Emmanuel Macron défend fermement sur France 3 le recours au cabinets de conseil : « Aucun contrat n’est passé dans la République sans qu’il respecte la règle des marchés publics », « que quiconque a la preuve qu’il y a manipulation mette le contrat en cause au pénal ». Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie, répond au micro d’Europe 1 concernant les 10 ans d’impôts impayés du cabinet américain : « McKinsey paiera tous les impôts qu’ils doivent à la France rubis sur l’ongle ». Amélie De Montchalin, ministre de la transformation et de la fonction publique, s’adonne, quant à elle, à une vérification factuelle d’un tweet du candidat Eric Zemmour.

En pleine campagne, les adversaires politiques d’Emmanuel Macron y sont allés chacun de leur commentaire sur Twitter, à l’approche du premier tour. 

Que faut-il encore attendre de cette affaire ? 

Voyant l’ampleur qu’a prise l’affaire, le gouvernement promet dès le 30 mars de réduire de 15% le recours aux cabinets de conseil en 2022.

Le rapport du Sénat a aussi une conséquence judiciaire. Comme suggéré par Nicolas Dupont-Aignan, le Parquet National Financier a ouvert une enquête le 31 mars dernier sur les pratiques d’optimisation fiscale du cabinet McKinsey, sous le qualificatif de “Blanchiment aggravé de fraude fiscale”. Une suspicion de faux témoignage par Karim Tadjeddine plane également dans cette décision de justice à venir. Le directeur associé a assuré lors de son audition du 18 janvier dernier que sa société McKinsey paye bien l’impôt sur les sociétés en France. Les conclusions de l’enquête se font attendre. 

Comme évoqué par LVSL, Un rapport de la cour des comptes de 2015, estime que « le transfert de compétences des consultants vers les agents des administrations bénéficiaires n’est pas […] organisé, limitant la valeur ajoutée de l’intervention des consultants, tout en accroissant le risque de dépendance externe de l’État ». Enfin, pour Éliane Assassi, une première étape vers un encadrement futur du recours au conseil privée pourrait prendre la forme “d’un état des lieux des compétences dans le public”. En somme, il s’agit de déterminer précisément ce que l’État peut, et ne peut pas faire.

Ainsi, une proposition de loi transpartisane est actuellement en préparation. Cette loi pourrait permettre d’éclairer et d’encadrer les mécanismes de recours aux cabinets privés. Elle sera déposée après la reprise parlementaire, concrètement autour de fin juin ou pendant les vacances d’été. 

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